« Monsieur le maire, mes chers collègues,
A l’approche du débat d’orientation budgétaire pour 2014 que nous aurons ici dans quelques semaines, vous nous proposez aujourd’hui, monsieur le maire, une délibération dont l’objet est de clore, une fois pour toute, la discussion sur les finances de notre collectivité et en particulier sur son endettement, sujet pourtant de la plus haute importance pour qui s’intéresse, un tant soit peu, à la gestion de notre territoire et au sujet, sensible entre tous, de la fiscalité locale.
Autrement dit, s’agissant des questions budgétaires, vous vous organisez pour imposer à tous les élus, au moment où le budget de l’an prochain s’apprête à être discuté, ce qui est, chacun en convient dans cette enceinte, l’un des moments politiques les plus importants de la vie démocratique de notre assemblée municipale, un « circulez, il n’y a rien à débattre » qui me laisse objectivement pantois.
Et vous le faites, qui plus est, monsieur le maire, sous la menace de poursuites judiciaires. Rien de moins !
Mes chers collègues, la délibération qui nous est présentée à l’instant n’est pas seulement « unique » au sens où elle est le seul point inscrit à l’ordre du jour de notre conseil municipal. Elle est « unique » en elle même.
Tellement unique, qu’elle en est même exceptionnelle. Exceptionnelle et presque même historique car, n’en doutez pas, elle va sans doute permettre aux comptes-rendus de nos débats d’entrer dans les annales et même, un jour, n’en doutez pas aussi, de servir de sujet de cours aux étudiants en science politique et en droit administratif et pénal, tant elle est hors du commun…
Sur le fond, cette délibération appelle de ma part 3 observations majeures :
La première de ces observations tient, monsieur le maire, à la présentation de l’endettement, que vous voulez impérativement geler une fois pour toute. Et chacun, naturellement, à l’approche des échéances municipales, peut aisément comprendre l’intérêt d’une telle démarche.
Pour autant, chacun sait bien également que les chiffres, aussi bien présentés soient-ils, ne disent pas tout. Ils ne parlent pas, et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, de ce que j’appelle la dette masquée, dette qui constitue pourtant une réalité difficile à occulter.
Concrètement, où, dans les comptes que vous présentez, figurent les sommes qui vont être nécessaires pour la rénovation des tunnels de la Ville qui font plus de 300 mètres, celui du Paillon, celui de Malraux, tunnels qui pourraient être fermés dans les proches années à venir si les travaux de sécurisation rendus obligatoires par la loi du 3 janvier 2002 ne sont pas réalisés très vite par notre collectivité.
Rien que pour le tunnel Malraux, il y a en a au bas mot pour 24 millions d’€. Rendez-vous compte, cela représente presque une année complète d’entretien de la totalité des axes routiers de la ville de Nice ! Le tunnel du Paillon nécessitera quant à lui des sommes très certainement encore plus élevées.
Est-il interdit d’évoquer ce sujet pendant le débat budgétaire de la ville et de la métropole ? Est-il raisonnable de ne pas intégrer ces dépenses obligatoires dans notre débat et ce, même si les textes ne nous y obligent pas expressément ?
En matière de dette masquée, il y a aussi, autre exemple, les efforts, que nul ne conteste sur le fond naturellement, qui doivent être réalisés avant 2015 dans le domaine de l’accessibilité en matière de bâtiments et de transports pour les personnes en situation de handicap. Beaucoup de choses ont été faites pour rattraper le retard pris dans ce domaine, c’est vrai, mais beaucoup restent encore à faire. Ces travaux indispensables représentent des dépenses à la fois obligatoires et très lourdes qui n’apparaissent pas – et pour cause – dans la dette officielle. Est-il néanmoins illégitime d’en parler ?
Enfin, les Niçois n’ont ils pas le droit de savoir que les engagements d’investissement que vous avez pris pour 2014 auprès des 45 autres maires de la métropole avoisinent actuellement les 230 millions d’€, alors que, très vraisemblablement, à peine un peu plus de 110 millions d’€ pourront effectivement être engagés.
Certes le gouvernement socialiste, en réduisant les dotations globales de fonctionnement, en pénalisant fortement les communes qui ne respectent pas des prescriptions aujourd’hui totalement hors de portée en matière de logement social, en fiscalisant les heures supplémentaires des employés municipaux ou encore, en augmentant de 3 points la TVA sur les travaux, étrangleront un peu plus en 2014 les collectivités locales. Mais la transparence de notre débat budgétaire, une fois les contraintes imposées par l’Etat bien identifiées, oblige aussi à mettre tout à plat et à dire la vérité à nos concitoyens, notamment quant au niveau réel de notre endettement.
Comment pourra t-on le faire demain puisque vous menacez tout élu contradicteur, tout opposant politique, des foudres d’un tribunal s’il venait imprudemment à contester votre vérité fiscale officielle ?Ma deuxième observation tient aux effets de la judiciarisation du débat démocratique que vous nous proposez cet après midi.
Franchement, monsieur le maire, alors que notre justice souffre, chaque année plus encore, d’un encombrement qui nuit gravement à son efficacité et que tout le monde se plaint déjà de sa lenteur, franchement, pensez vous que l’initiative que vous prenez va simplifier la tâche déjà très ardue des magistrats ?
Il me semble, à l’inverse, qu’au moment où la délinquance repart fortement à la hausse et que les Niçois sont malheureusement de plus en plus souvent victimes d’actes de violence, il est totalement déraisonnable de vouloir accroître la charge des tribunaux en leur confier le soin d’examiner des « pseudo-contentieux » entre élus, qui ne relèvent en réalité que du débat démocratique le plus élémentaire et le plus ordinaire.
Le président de la République défend le principe d’un « choc de simplification » dans notre administration. Personne ne peut contester l’urgence de cette action, tant notre pays souffre de la lourdeur et de la complexité de procédures en tout genre. Alors, je vous le dis, avec votre délibération, monsieur le maire, vous n’œuvrez pas en faveur du désencombrement de la justice !
Enfin, et cette troisième observation n’est sans doute pas la moins importante, votre volonté de transférer les débats de l’arène politique vers l’arène judiciaire contrevient totalement à l’esprit démocratique qui devrait normalement animer le premier magistrat de notre cité.
La liberté d’opinion et la liberté d’expression sont en effet les toute premières libertés politiques. Elles sont juridiquement protégées et, en tant que telles, ne connaissent que de rares restrictions : la diffamation, la calomnie, l’appel à la violence ou encore l’appel à la haine.
Tous les autres interdits s’apparentent clairement, c’est la loi qui le dit, à de la censure.
C’est d’abord l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui l’affirme :
« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme confirment absolument cette approche :
« La liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels, il n’est pas de « société démocratique ».
D’ailleurs, historiquement, les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne disent pas autre chose :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Et puisque vous évoquez dans les considérants de la délibération ce fameux risque de troubles à l’ordre public, je vous pose la question, monsieur le maire, craignez vous vraiment, à l’image de notre gouvernement actuel, que des « bonnets rouges » ou que des « bonnets verts » ou encore que des « pigeons » viennent s’exclamer sous les fenêtres de votre bureau ou perturber vos meetings et vos déplacements dans la cité, parce que vos opposants politiques les aurez délibérément trompés sur la réalité de la dette de notre collectivité ?
Cette évocation de troubles à l’ordre public pour justifier votre démarche est, je le dis, totalement dérisoire, elle est fantasmée et pour tout dire, risible.
La judiciarisation du débat politique que vous mettez en place cet après midi est très grave, d’autant qu’elle pose des problèmes d’ordre éthiques et philosophiques qu’il est difficile de passer sous silence.
A l’image de ce que Voltaire disait à propos de la lecture : « Un livre vous déplaît-il, réfutez-le par l’esprit et non par la loi », on peut clairement vous conseiller, monsieur le maire, la formule suivante : « Un débat sur la dette vous déplaît, réfutez le par l’esprit et non par la loi ».
Car, que craignez-vous en somme de cette discussion qui va nécessairement s’engager sur nos finances locales à l’approche des échéances électorales que j’évoquai tout à l’heure ?
Auriez-vous en réalité des choses à cacher ? Des craintes budgétaires inavouées et par conséquent, impossibles à révéler ?
Sur ce point, je vous renvoie à ce qu’écrivait dès 1859 John Stuart Mill, le philosophe et économiste britannique – je le cite car il a dit les choses beaucoup mieux que je pourrais le faire moi même – :
« Mais ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l’erreur. »
Enfin et même si je sais que vous n’appréciez guère qu’un élu puisse vous suggérer un conseil, je vous invite quand même, monsieur le maire, à méditer ce que Diderot écrivait sur le commerce de la librairie car cela s’applique parfaitement à la délibération que nous examinons ensemble à l’instant :
« Plus la censure était sévère, écrivait Diderot, plus elle haussait le prix du livre, plus elle excitait la curiosité de le lire, plus il était acheté, plus il était lu. ».
Autrement dit, soyez certain que plus vous chercherez à censurer le débat sur nos finances et sur notre dette, plus celui-ci va mobiliser les élus et plus il va aiguiser l’appétit de la presse !
Je vous invite donc, depuis la place que vous m’avez aujourd’hui réservée, à retirer cette délibération absurde, car, sincèrement, j’ai la conviction que c’est bien elle qui va nuire à l’image de notre collectivité.
Et si toutefois, vous la mainteniez quand même, je vous indique sans hésitation que je voterai contre.
Pour finir, mes chers collègues, comme vous le savez peut-être, Napoléon Bonaparte a dit : « En politique, une absurdité n’est pas un obstacle « . Mais, c’était Napoléon Bonaparte qui s’exprimait ainsi !
Et comme moi naturellement, vous vous souvenez que l’Empereur, lui même, a fini par trébucher, précisément à cause de décisions politiques absurdes qu’il avait fini par prendre, sans doute en raison d’une trop belle assurance et d’une perte de conscience progressive de la réalité du monde qui l’entourait.
Aussi, mes chers collègues, je vous invite à la raison et à ce que nous prenions ensemble le parti de ne pas voter « l’absurdité » que vous avez décidée, monsieur le maire, de soumettre aujourd’hui à l’examen de notre Conseil municipal.
A Nice comme partout en France, le débat politique est libre. C’est une situation au final pas si fréquente à l’échelle de notre planète. C’est pourquoi, notre devoir à tous est de rester très attentifs à ce qu’aucune pression d’aucune sorte ne soit jamais exercée contre les élus, comme il est aussi de réaffirmer haut et fort que, au bout du bout, celui qui est le seul habilité à trancher le débat politique n’est pas le juge judiciaire mais bien le citoyen électeur, auquel nous devons tous, mes chers collègues, le privilège de siéger dans cette enceinte et à qui, seul, nous avons des comptes à rendre.
Enfin, dans l’esprit de ce que je viens de dire et pour que chacun d’entre nous puisse s’exprimer sans pression d’aucune sorte, je demande, monsieur le maire, à ce que le vote auquel nous allons procéder dans quelques minutes soit effectué à bulletins secrets.
Je vous remercie de votre attention. »