Séance publique du 15 octobre 2012 Intervention de Ronan DANTEC, rapporteur » Monsieur le Président, Madame la Ministre, Mesdames les auteure et rapporteure, Monsieur le président de commission, La proposition de loi de Madame Blandin que le groupe écologiste a déposée dans le cadre de sa niche parlementaire est un moment important dans le travail de notre assemblée. Il s’agit de réussir, par un travail collectif, fondé sur un diagnostic partagé des lacunes actuelles de nos systèmes d’expertise et d’alerte, de parvenir à la fin de ce travail parlementaire, et en lien avec le gouvernement, à une loi claire, efficace et à la hauteur des enjeux. L’ambition du rapporteur de la commission de développement durable, saisie au fond sur cette proposition, est de participer à la recherche de cette vision partagée. Les enjeux aujourd’hui peuvent s’incarner dans les chiffres de l’INSEE. Depuis une demi-douzaine d’années en France, « l’espérance de vie en bonne santé » diminue. Elle était de 64,3 ans, pour les femmes, en 2005, dernière année de progression de ce chiffre. Elle n’est plus aujourd’hui que de 63,2 ans. Nous sommes revenus dix ans en arrière, à l’espérance de vie en bonne santé telle qu’elle l’était à la fin des années 90 !
Les raisons de ce recul sont globalement connues, même si évidemment il est difficile de hiérarchiser les facteurs, entre facteurs environnementaux (pollution de l’air, perturbateurs endocriniens, produits cancérigènes…) et facteurs liés au mode de vie (sédentarité, alimentation, tabagisme, ou encore, ne l’oublions-pas, la montée de l’exclusion sociale). Ce n’est donc pas par peur irrationnelle de dangers imaginaires que la population française s’alarme et demande aux élus qui la représente de faire de l’enjeu « santé-environnement » une nouvelle priorité de l’action publique nationale, mais bien par conscience lucide des enjeux pour son avenir. De plus, cette baisse de l’espérance de vie en bonne santé est aussi un enjeu fort pour l’équilibre des comptes de la nation. Car, ne l’oublions pas non plus, perdre un an de vie en bonne santé à l’échelle d’une population qui vit, grâce aux progrès de la médecine, de plus en plus longtemps, c’est aussi des dizaines de milliards d’euros de dépenses de santé, un gaspillage insensé au vu des économies que permettraient des politiques de prévention plus résolues, dans la construction desquelles s’inscrit cette proposition de loi. Ainsi, si une seule affaire devait illustrer nos dysfonctionnements en matière d’alerte et de prise de conscience, je prendrai comme exemple le traitement qui a été donné à la prise de position publique de Pierre Meneton, chargé de recherche à l’INSERM au département santé publique, qui, après avoir alerté sur la surconsommation de sel en France et avoir dénoncé le lobbying des producteurs de sel et du secteur agro alimentaire, fut trainé en diffamation par les salines de France, procès qu’il gagnera. L’ensemble des « tracasseries », le terme est modéré, dont il a été victime suite au lancement de cette alerte donne l’image d’un pays où il ne fait pas si bon alerter sur les dangers ignorés ou cachés… Dans le cas du sel, c’est pourtant une centaine de décès par jour qui peuvent être mis en lien avec l’excès de consommation de sel. C’est donc un enjeu majeur de santé publique, qui nécessite expertise, débats contradictoires et décision finale du pouvoir politique. Notre chaine d’alerte et d’expertise est donc notoirement insuffisante et cette proposition de loi a l’ambition d’une modernisation forte de nos procédures pour plus d’efficacité et de transparence. En tant que rapporteur, je vais donc revenir sur les principaux points de ce rapport, en détaillant les améliorations proposées suite aux auditions et débats en commission. Le premier point concerne évidemment la création d’une haute autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement. Cette idée n’est pas nouvelle : Le Sénat a en effet réfléchi à plusieurs reprises à l’opportunité de créer une Haute Autorité chargée de garantir l’expertise et l’alerte. Dès 2005, une proposition de loi de Claude Saunier prévoyait la création d’une Haute Autorité de l’Expertise Publique, ayant pour mission d’harmoniser les procédures d’expertise publique dans le but de la revaloriser. La réflexion a également été engagée lors de l’examen de la loi Grenelle 1. Son article 52, fortement soutenu par le ministre de l’époque, Jean-Louis Borloo, prévoyait un rapport sur l’opportunité de créer une instance qui garantirait la transparence, la méthodologie et la déontologie des expertises, ainsi que l’instruction des situations d’alerte. Ce rapport n’a jamais été fourni par le gouvernement. L’idée qu’il est donc nécessaire de se doter d’une instance indépendante pour garantir que les alertes ne se perdent pas et que les expertises soient menées dans les règles de l’art, est donc assez répandue. On aurait peut-être même pu la considérer comme consensuelle, c’était par exemple il y a quelques semaines, le sentiment de notre collègue Chantal Jouanno lors de la conférence environnementale, je cite : «Je suis très déçue que la Haute Autorité sur l’expertise, pourtant consensuelle, n’ait pas été évoquée » Les auditions que j’ai pu mener dans le cadre de ce rapport n’ont d’ailleurs pas démenti ce sentiment d’une assez large acceptation de l’idée, les agences de sécurité sanitaire n’étant elles-mêmes pas hostiles au principe, conscientes de l’intérêt d’un avis indépendant et respecté, extérieur à elles et garantissant au final la qualité de leur travail. Les questions qui devraient nous être posées dans le cadre de la discussion de cette loi dont je rappelle qu’elle se déroulera sur plusieurs semaines, devraient donc être d’améliorer cette articulation entre lanceurs d’alertes, Agence et Haute Autorité de l’expertise pour plus d’efficacité et de lisibilité du dispositif. En tant que rapporteur, j’ai d’ailleurs déposé en commission de nombreux amendements allant dans ce sens, comme dans l’article 1 un changement de libellé levant une légère ambiguïté du texte initial sur la capacité de la Haute Autorité à mener elle-même des travaux d’expertise. Clairement, et il ne doit pas y avoir de débat entre nous sur ce point, une Haute Autorité n’est pas une assemblée de super-experts, ce n’est pas une nouvelle agence chargée de réaliser ses propres travaux d’expertise. Sa mission est de définir des règles déontologiques et de rendre des avis sur le respect de ces règles. Si la commission du développement durable, saisie au fond, a rendu un avis favorable sur ces amendements, le vote négatif de l’opposition sur l’ensemble de la proposition de loi n’a pas permis de les intégrer dans le texte qui vous est proposé aujourd’hui. Je le regrette, nous aurions gagné du temps et de la clarté dans nos débats. Je ne vais pas trahir les débats de la Commission en soulignant qu’une des raisons de ce rejet a été étayée par l’argument « une structure supplémentaire, des dépenses supplémentaires, des processus administratifs supplémentaires… ». La création de la Haute Autorité irait donc à l’encontre de l’efficacité de l’action publique et de la nécessaire maitrise des dépenses publiques. La présence de nombreuses agences de sécurité sanitaire et leur coordination, est un vrai sujet que Yves Bur, ancien vice-président UMP de l’Assemblée nationale et auteur d’un rapport à l’assemblée nationale en 2010 avait déjà souligné. Je le cite : « La multiplication des organismes, le chevauchement de leurs compétences, et l’insuffisance de coordination, contribuent au manque de lisibilité du dispositif des agences. » Il citait, dans son rapport, notamment Thierry Tuot, conseiller d’Etat : « Le paysage des agences n’a pas été pensé dans sa globalité selon un schéma d’ensemble structuré mais résulte d’un empilement d’institutions créées au gré des crises, d’où cette impression de dispositif manquant de lisibilité. » Yves Bur soulignait la présence de « zones grises » : des domaines de santé publique où on ne savait pas très clairement quelle agence devait intervenir, ou encore la multiplication des missions d’inspection, pouvant être diligentées par plusieurs ministres à la fois et mobilisant du temps de travail et de l’énergie dans les agences. On peut rejoindre Yves Bur dans son constat, examiner avec intérêt les propositions de fusion et de rapprochement d’agences qu’il a lui-même proposé…mais ce n’est, en tout état de cause, pas le sujet qui nous intéresse aujourd’hui puisque nous ne créons pas de nouvelle agence d’expertise mais une bien Haute autorité unique. La proposition déposée ce jour va plutôt dans le sens du rapport Bur sur au moins trois points : – Eviter la multiplication des processus de contrôle interne, car on voit bien que les agences elles-mêmes sont en train de se doter de comités de déontologie interne, sans aucune harmonisation des règles entre agences, sur le rôle de ces comités, leur intervention dans le processus de décision ou encore la transparence de leurs débats. La présence d’une Haute Autorité unique va être ici obligatoirement facteur de cohérence, et donc d’économie de moyens publics et de moyens associatifs ou syndicaux. J’insiste sur ce point car on demande aussi de plus en plus aux acteurs de la société dite civile de rejoindre ces comités, avec là aussi, multiplication des réunions et des sollicitations. La Haute Autorité de l’expertise est ainsi un élément de rationalisation des procédés et donc d’économies substantielles pour l’Etat. Comme par ailleurs, il subsiste, au sein de l’Etat, un certain nombre de petites structures de prévention et d’évaluation sans grand impact, je crois que nous pouvons sans nul doute créer cette Haute Autorité, aux effectifs administratifs modestes, à moyens constants pour l’Etat. – Deuxième point qui rejoint le rapport Bur : Eviter le maintien de ces « zones grises », où l’alerte peut échapper à la vigilance de l’Etat. Ce point est important. A partir du constat du rapport Bur sur l’existence de ces zones grises grâce au le fait d’avoir une Haute Autorité qui assure le suivi des alertes qu’elle reçoit, il devient quasi impossible que ces alertes ne soient pas traitées. C’est un des enjeux de cette proposition de loi. – Enfin, il faut absolument garantir l’indépendance des décisions de l’expertise par rapport à l’Etat, et donc du pouvoir politique en place, pour qu’elle soit totalement admise dans ses conclusions par la société. Or, sur ce point, le rapport Bur est tout aussi explicite, parlant d’autonomie artificielle des agences. (Je cite le rapport) : « L’autonomie dont bénéficient les agences est relative, tant la tutelle est présente dans les instances de gouvernance et conditionne leurs ressources financières. », ou encore « L’élaboration du budget de chaque agence avec le ministère du budget ne laisse que peu de marge de négociation aux responsables des agences. » et enfin « Un autre inconvénient tient à la compétition entre administrations centrales dans la commande d’études ou d’avis, la principale contributrice budgétaire faisant valoir sa prééminence dans le traitement des demandes. » La Haute Autorité de l’expertise renforcera donc l’autonomie des agences, gage de leur efficacité, d’obligation de réponse aux alertes essentielles, et d’acceptabilité des conclusions de l’expertise. J’insiste tout particulièrement sur ce dernier point : l’acceptation dans nos sociétés des résultats de l’expertise. Il y a peut-être, probablement même, dans les oppositions à ce texte, l’idée que cette loi va rajouter encore plus d’émotionnel dans le traitement de l’alerte et du risque en France, qu’il s’agira d’un appel d’air pour plus de polémiques, d’irrationnel peut-être, dans le débat public sur les enjeux de santé publique. Je voudrais dire ici à quel point nous sommes dans l’enjeu inverse et je vais ici repartir d’un exemple concret, celui des OGM. Je ne me prononcerai pas sur le fond sur l’étude du professeur Séralini, ni sur ses choix méthodologiques, ni sur ses choix en terme de communication. Mais le débat médiatique n’aurait pas lieu ainsi si nous avions à notre disposition une Haute Autorité de l’expertise. Celle-ci aurait par exemple depuis longtemps interpelé l’Etat pour qu’il demande à une de ses agences de mener elle-même les études nécessaires à la clarification du débat. La Haute autorité se serait alors saisie de l’avis de l’ANSES. Sur les maïs ou les colzas OGM, de nombreux avis sont disponibles sur le site de l’ANSES. Cette Haute autorité de l’expertise serait partie de ce simple avis de l’ANSES, je cite « Pour 55% des OGM étudiés, l’Agence estime, dans son avis, que les données fournies par l’industriel ne sont pas suffisantes pour conclure sur la sécurité sanitaire liée à la consommation de l’OGM ». Elle aurait pu reprendre des avis plus détaillés comme pour le colza MON88302. J’en cite deux, sur les interactions avec les herbicides : « Etant donné que ce colza MON88302 a été développé pour résister à un traitement glyphosate tardif, il aurait été nécessaire de réaliser une analyse de composition sur du colza MON88302 traité tardivement et de fournir les teneurs résiduelles en glyphosate et ses métabolites dans les graines et les huiles. » ou sur les durées des études de toxicité « L’objectif de l’étude de toxicité subchimique de 90 jours n’étant pas de démontrer uniquement l’absence de toxicité de la protéine CP4EPSPS (la protéine nouvelle présente CP4EPSPS est celle qui confère la résistance à l’herbicide), mais surtout d’écarter le risque d’effets inattendus liés à l’insertion du transgène dans la matrice végétale, la seule documentation de la sécurité de la protéine est considérée par le CES comme insuffisante. » Ces conclusions avaient amené l’ANSES à émettre un avis négatif sur ces produits, ne pouvant conclure quant à la sécurité sanitaire liée à leur consommation. Aujourd’hui, les études du Professeur Séralini répondent donc clairement à une absence d’action publique de recherche (et je redis que je ne me prononce pas ici sur les méthodologies choisies, l’ANSES étant saisie par l’Etat pour émettre un avis technique), et une haute autorité aurait certainement permis d’éviter cette situation, en demandant à l’Etat de diligenter lui-même, à partir des conclusions de l’ANSES, les études nécessaires. La création même d’une Haute autorité indépendante, irait donc dans le sens d’un débat apaisé et de prises de décisions de l’Etat qui soient mieux acceptées par la société, car adossées à des expertises dont la validité serait justement garantie par les représentants légitimes de la société (haute instance administrative, associations, syndicats…) dans le cadre d’un processus délibératif transparent. Bien sûr, cette Haute autorité répond à des enjeux de santé publique, à la nécessaire réponse à des risques non encore parfaitement identifiés ou pris en compte, mais elle répond donc aussi aux difficultés de l’Etat à développer ces actions, à autoriser des aménagements, des prises de décision, car on lui opposera toujours, et de plus en plus, dans le nécessaire débat public, la légitimité d’expertises, considérées comme non indépendantes de lui-même. La Haute autorité de l’expertise peut aussi permettre à l’Etat de mieux justifier et défendre certains de ses choix, y compris parfois contre des contestations, dites « écologistes ». Dans la même logique, l’amendement déposé à l’article 8 adopté en Commission mais non intégré au texte pour les raisons déjà détaillées, cet amendement souligne l’intérêt de la création d’une chaine d’alerte complète associée à un principe de confidentialité. Il s’agit là, et ce dispositif est complété par l’article 21 sur la condamnation de la diffamation, de protéger aussi l’entreprise pour éviter que le battage médiatique ne soit la seule possibilité de créer une alerte. Pour les entreprises aussi, la création d’une Haute autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte serait sans nul doute un vrai progrès. Je ne reviens pas ici sur le Titre 2, sur lequel nous avons déjà entendu les remarques des syndicats, avec les simplifications de procédure possibles, la disparition de la cellule d’alerte au profit du renforcement du Comité Hygiène Santé Conditions de Travail (CHSCT) et de la protection solide du salarié lanceur d’alerte, tout simplement par extension de la loi Bertrand sur le médicament qui avait suivi le scandale du Mediator. Ces amendements vont être détaillés par ma collègue Aline Archimbaud, rapporteure pour la commission des affaires sociales, et elle reviendra sur l’intérêt que les syndicats ont montré pour cette proposition de loi. Cette exemple montre bien la place, dans le processus engagé, laissée pour un dialogue constructif avec les parlementaires, le gouvernement et les acteurs de la société. Nous voulons arriver à un projet partagé, compris par tous. Chers collègues, nous sommes confrontés à des enjeux majeurs de santé publique, que nous ne pouvons régler au coup par coup comme c’est le cas aujourd’hui : initiatives parlementaires au risque d’amendements de séances trop peu discutés en amont, comme cela a été le cas pour la loi sur le bisphénol A ; ou encore les exemples sont nombreux de créations d’agences, voire de nouvelles lois à la suite du dernier scandale. Nous ne pouvons plus fonctionner ainsi au vu des enjeux. Cette loi est une loi de modernisation démocratique, qui doit permettre à l’Etat et à la société d’avoir une approche rigoureuse des risques émergents, de se doter de nouvelles capacités de décision, autant pour mieux se protéger que pour mieux assumer l’ensemble de ces décisions. J’espère chers collègues que nous aurons entre nous à partir d’aujourd’hui, un temps de débat et de travail commun, sans posture politicienne pour déboucher sur une loi à la hauteur de ces enjeux majeurs. «